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On peut lire Les Cinq Livres des Mystères de deux manières : soit comme un récit ésotérique, apportant des informations sur les mondes angéliques et la façon d’accéder au pouvoir de créatures spirituelles omniscientes, ou bien comme un conte fantastique qui pourrait faire l’objet d’un film à grand spectacle. Ici, la terre tremble, le tonnerre gronde, les éléments sont déchaînés, et les créatures spirituelles sont parfois charmantes, terrifiantes, moqueuses ou horrifiques. Elles s’élèvent dans les cieux ou chutent dans des gouffres sans fond. Et certaines scènes sont tout simplement surréalistes, ou nous renverraient aux tableaux de Jérôme Bosch. On y trouvera un aspect historique au sujet des préoccupations de la Cour d’Angleterre au sujet de l’adoption du calendrier grégorien ou de la conquête des Amériques, mais c’est aussi et surtout la découverte du langage angélique, ou adamique (qui sera qualifié d’énochien ou d’énochéen bien plus tard). Kelly livrera un nombre impressionnant de pages (généralement écrites en caractères latins) qui feront face à une totale incompréhension lors des temps qui suivirent. Certains chercheront à faire passer ce langage pour un charabia sans queue ni tête, et son inventeur pour un faussaire. Pourtant ce langage est fascinant, car il provient d’un mythe. Il serait antérieur la chute de Babel, en ces temps protohistoriques où l’ensemble de l’humanité aurait parlé la même langue. Cette même langue qu’Adam parlait au Paradis.
Fig. 1. L’alphabet énochien tel que présenté dans le Cinquième Livre des Mystères.
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Il convient d’en séparer la parole et l’écriture. Dee signalera à plusieurs reprises ses difficultés dans l’expression verbale des lettres. Il annotera abondamment les 89 versets contenus dans la cinquième partie des Cinq Livres, et qui composeront une partie du Liber Enoch¹, ou Liber Sextus et Sanctus (Le Sixième et Saint Livre), en indiquant la prononciation précise. Cependant il faut prendre le texte avec précaution. La translittération de l’adamique ne fonctionne que si on possède la parfaite connaissance dudit langage. Depuis la fin du moyen-âge, des caractères exotiques similaires à l’énochien sont entrevus chez d’autres auteurs connus de Dee (et peut-être de Kelly), qui décrivent dans leurs ouvrages des alphabets « chaldaïques » très similaires à l’écriture adamique. À la fin du xve siècle, Jean Trithème écrit des ouvrages qui seront qualifiés de « diableries » et qui le feront traiter de nécromant. Si sa Steganographia (1499) est un des tout premiers livres sur la cryptographie), le troisième livre de cet ouvrage et un autre livre intitulé Polygraphia² semblaient tournés vers la magie et la théurgie (ce n’était pas le cas, car il s’agit encore une fois d’un exercice cryptographique dont le contenu profane a été découvert récemment). Il y décrit un nombre important d’alphabets, dont le plus marquant est sans doute l’alphabet « thébain ».
Fig. 2. Présentation de l’alphabet Thébain dans le Polygraphia de Jean Trithème.

Fig. 3. Heinrich Cornelius Agrippa – Extrait de De Occulta Philosophia. Alphabet intitulé Traversée du Fleuve.

Fig. 4. Giovanni Agostino Panteo Extrait de Voarchadumia Contra Alchimiam.
Alphabet intitulé « Enoch ».

Fig.5. Alphablet chaldaïque antique. Extrait de Libro nuovo d’imparare a scrivere.
Giovambattista Palatino, Rome 1540.
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Dans Les Cinq Livres des Mystères, le Docteur John Dee et son médium Edward Kelly décrivent leurs rencontres avec des créatures spirituelles, et L’Heptarchie Mystique résume et met en forme le texte précédent. Y sont décrits des Anges (Rois, Princes et Nobles Ministres) qui régissent la Terre, ses éléments, la Vie, la Mort ainsi que la noblesse qui gouverne les états. Il subsiste cependant quelques interrogations, et celles-ci sont sans doute dues à la perception que nous avons communément à propos de cette époque. Le xve siècle anglais est une période charnière, une transition où l’influence des penseurs du moyen-âge et de l’antiquité est encore très présente. L’église est omniprésente, et la chasse aux sorciers, magiciens et marginaux de la pensée fait encore de nombreuses victimes. Le Docteur Dee a vécu un procès pour avoir fait les horoscopes de la Reine Marie Stuart et de la future Reine Élisabeth Tudor. Et malgré son influence à la cour royale et la prudence dont fait preuve John Dee, les gens ne parlent pas de lui en bien. On se méfie de ses expériences, on le traite de sorcier. Sa rencontre avec Edward Kelly n’arrangera pas les choses, car ils se souviennent que Le Duc de Lancastre lui a fait couper les oreilles après une affaire de contrefaçon ; on le moquera jusque dans la demeure de Dee. Et tout au long de l’ouvrage, on sera en droit de se demander si Kelly abuse de la crédulité de Dee. Mais il n’est pas qu’un narrateur ; il est celui qui montre et Dee a vu dans le cristal de nombreuses scènes qu’il décrira. On se rendra aussi compte des différences entre les deux hommes. Dee est le Conseiller personnel en sciences, astrologie et navigation de la Reine Élizabeth Ire. Il est fils de courtisan, Baronet, et il côtoie les esprits les plus brillants et les princes les plus puissants de son époque. Edward Kelly, clerc de notaire sulfureux, fils d’apothicaire, dispose de talents multiples et cachés : sans le sou, vivant d’auberge en auberge, se livrant à de petits trafics, tout en se prétendant médium et chercheur de trésor. Et si John Dee, qui est un produit de la Cour d’Angleterre, se complaît dans un discours alambiqué et souvent pédant, la prose de Kelly est directe, enfiévrée, et s’il était un affabulateur, on peut dire que son imagination n’avait pas de limites.
- Le contenu du Liber Enoch aussi appelé Loagæth n’a, jusqu’ici, jamais été traduit, et l’usage des tables de 49 par 49 caractères reste un mystère.
- Clavis Polygraphae Ioannis Trithemii Abbatis diui Iacobi Herbipolensis, quondam Spanheimensis, ordinis sancti Benedicti, oberuantiæ Bursfeldensium patrum & Polygraphiae Libri Sex, Ioannis Trithemii Abbatis Peapolitani, Qvondam Spanheimensis, Ad Maximilianvm Caesarem. Ioannes Trithemius. Haselberg, 1518.
- Le démotique est une écriture égyptienne cursive simplifiée du hiératique.
- Un exemplaire de la Voarchadumia Contra Alchimiam de Panteo, annoté par Dee en 1559, est conservé en la British Library.
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